À l’occasion de la sortie de « Stars 80, la suite », Gilbert Montagné, raconte sa naissance miraculeuse et son don pour le bonheur.
D’après un reportage de Paris Match France par Régis Le Sommier.
Nous nous sommes rencontrés la première fois au gala de SOS PREMA, l’association d’aide aux parents d’enfants prématurés. En écoutant l’histoire de votre naissance, les invités étaient en larmes.
J’ai eu cette chance incroyable de vivre. Je suis né le 28 décembre 1951, sur la table de la cuisine, dans notre petit appartement, rue des Pyrénées, dans le XXe arrondissement de Paris. Je pesais 950 grammes à 5 mois et demi. Mes parents avaient déjà trois enfants. Notre médecin de famille, le Dr Feldman, habitait la partie riche de l’immeuble.
Donc… votre famille vivait du côté pauvre ?
Oui, mais c’était clean. Les autres avaient le chauffage central. Nous, un poêle à charbon, mais ça allait. Le docteur m’a mis du nitrate d’argent dans les yeux. Devant le désarroi de mes parents, il leur a dit : « Ne vous inquiétez pas, le petit va s’éteindre comme une bougie ». Voyant que « ça » ne s’éteignait pas, il a fini par dire : « Déontologiquement, je suis obligé d’appeler une ambulance ». Le conducteur se trompe d’adresse. Mes parents n’ont pas le téléphone. Mon père attend quarante minutes au bas de l’immeuble. Le véhicule finit par arriver. Ils me mettent dans un filet à provisions avec du coton, et en avant pour l’hôpital Tenon, l’hôpital de secteur. Là, voyant que « ça » respire toujours, les médecins disent à mes parents : « Ce n’est pas pour nous. On va l’emmener à Port-Royal, dans le service de néo natalité dirigé par le Pr Minkowski ». C’est alors que l’on m’a donné de l’oxygène, un peu trop car, à l’époque, ils maîtrisaient mal le dosage. Les nerfs optiques ont été brûlés ! Depuis cette minute, je suis non voyant.
Vous vous êtes accroché à la vie…
Oui. D’autant plus que je me suis battu seul pendant trois mois et demi, en couveuse. À l’époque, les parents n’avaient pas le droit de rester avec leur bébé.
On dit qu’on reconnaît assez nettement les prématurés qui ont décidé de se battre et ceux qui ont renoncé…
C’est exact. Je sais maintenant que si je n’avais pas voulu rester, je ne serais pas resté. J’ai voulu voir le film de la vie. Jusqu’à aujourd’hui, pas une seule seconde je ne l’ai regretté.
Lorsqu’on pense Gilbert Montagné, on entend un immense éclat de rire. D’où vient cette joie ?
Il est très important de sourire à la vie, car c’est le seul moyen pour qu’elle vous sourie en retour. Au départ, ça a dû être assez terrible pour ma famille. Un enfant aveugle, ce n’est pas simple. Mais je ne l’ai jamais ressenti. Quand mes parents sont venus me récupérer à terme, ils ont rencontré ce Pr Minkowski. Il leur a dit : « Vous pleurez aujourd’hui, mais vous viendrez me revoir et vous me remercierez ». Il les a beaucoup aidés. D’où l’importance du médecin quand il annonce une déficience. J’accepte ce terme de déficience. Pas celui de handicap. J’étais dans une famille où on ne me l’a jamais fait sentir comme ça.
On raconte que, tout petit, vous alliez seul à la boulangerie acheter votre pain au chocolat…
Mon chausson aux pommes ! Sur le palier, il y avait trois appartements. D’un côté, Nénette. Tous les matins, elle accrochait à la poignée de sa porte, dans un papier de soie, deux gâteaux et un bonbon. Nénette me racontait sa vie. Les gens ont senti très tôt qu’ils pouvaient se confier à moi. Il y avait aussi un collectionneur de papillons. Il ouvrait les boîtes pour que je les caresse, pour que je sache ce qu’était un papillon. A l’âge de 7 ans, je prenais ma canne et je me baladais dans les rues de Ménilmontant. Pour les gens, j’étais « le petit qui voit pas clair ». L’épicier me laissait tenir sa caisse enregistreuse. Il me faisait confiance.
Chose rare pour un artiste, vous faites preuve d’un sens aigu de l’autodérision. Vous aimez vous ficher de vous-même. Est-ce que cela vient de cette confiance ?
Être non voyant n’a jamais été un problème. Je n’ai jamais vécu cela comme un drame. Je sais que c’est difficile, pour les voyants, de comprendre. Mon problème, c’était les autres, l’entourage, les gens dans la rue avec leur regard inquisiteur. Ils étaient persuadés que je ne le savais pas mais, moi, je le sentais très bien. Et je leur souriais.
Vos parents vous ont poussé vers les autres…
Ils m’ont ouvert les portes. Au jardin d’enfants, les monitrices n’avaient aucune formation mais elles avaient compris le sens du toucher des non voyants. Elles nous ont appris à nous servir de nos mains.
Et vous les avez posées sur un piano…
À 5 ans. Mes parents étaient ravis. Peu après, ma mère m’a acheté un piano. On n’avait pas la place à la maison. Mon père a dû casser la cheminée.
La musique est devenue une autre manière de voir ?
Une prolongation de ma manière de voir. Car ce n’était pas une évasion, comme je l’entends souvent. Si j’avais voulu, j’aurais pu être un très bon concertiste classique. Mais j’aimais le jazz, le blues, l’improvisation. Assez vite, j’ai aussi ressenti que la musique pouvait être un vecteur pour la rencontre. À 16 ans, en 1967, je suis allé aux États-Unis, chez ma tante. C’était inespéré. Dans la voiture de mon oncle, il y avait toute la musique que je voulais entendre. En France, nous avions à peine trois radios. Nous nous baladions à Atlantic City, dans le New Jersey, et une affiche proposait un concours « Stars of Tomorrow ». J’ai joué « Knock on Wood » devant 4 500 personnes. Et j’ai fait un carton. C’était vraiment ce que je voulais. Dans la foulée, j’ai failli partir en tournée avec un groupe mais ma tante a refusé. On est rentrés en France. J’étais triste. Chez moi, ça ne dure jamais. J’ai contacté les compagnies de disques pour passer des auditions. J’allais aux rendez-vous seul, en métro. J’arrivais chez Barclay, au 143 avenue de Neuilly. Personne ne me demandait rien. On m’asseyait dans un fauteuil. C’est un truc amusant. Quand les gens vous voient arriver, ils pensent que la première chose à faire avec un non-voyant, c’est de le faire asseoir. Je m’asseyais. À l’heure de la fermeture, on me demandait de revenir le lendemain. Et je revenais.
Et vous avez fini par arriver jusqu’à Eddie Barclay ?
Oui, ça a été long. Je lui ai joué du Otis Redding et il a déclaré : « C’est bien, mais il n’est pas prêt, le petit ». J’étais déçu, mais je n’ai pas renoncé. Je suis allé, toujours en métro, aux disques AZ, où j’ai rencontré pas mal de gens, comme Christophe, Bashung. On m’a fait signer un contrat, pourri, mais tout de même un contrat. Ils me disaient : « Gilbert Montagné, c’est pas bien comme nom. On va t’appeler Lor Thomas « Mon premier disque fut un échec. J’ai fait une seule télé, un 15 août à midi. Entre-temps, j’avais repris l’école. Je me suis présenté au lycée Voltaire le jour de l’inscription. Je sentais le directeur embarrassé. Il me dit : « On a un professeur aveugle dont on est très content… De là à prendre un élève, non. On ne l’a jamais fait ». Je lui ai répondu : « On va essayer. Si je fais l’affaire, je reste ». Je suis resté. Mais, très vite, j’ai abandonné l’école. En 1970, je suis parti en Floride, où j’ai joué dans des clubs. Salvatore Adamo puis Hugues Aufray voulaient me produire. Moi, je ne voulais pas. Je voulais rester aux États-Unis. Ils m’ont envoyé un contrat, moins pourri que le précédent. J’ai enregistré à Londres avec Joe Cocker et Elton John.
Au final, ce sont les années 1980 qui vous ont consacré ?
Oui. Mais avant cela, j’ai connu des périodes difficiles. Pendant deux jours, à Miami, j’ai même fait la manche. Je n’avais plus rien. Je n’ai jamais su gérer l’argent. Ça, c’est un handicap, un vrai. J’avais une boîte de Nescafé devant moi, avec deux, trois pièces. Je m’en servais comme percussion. J’expliquais mes problèmes en chanson. « Je suis un musicien. Trouvez-moi un job, je veux travailler ». Personne ne m’a trouvé un job.
Pourtant, un non-voyant qui fait la manche, ça marche mieux qu’un voyant, non ?
Oui mais à l’école on nous avait appris que, surtout, il ne fallait pas le faire. J’ai vite repris le dessus. J’ai travaillé pour des productions dont s’occupaient les Bee Gees. Au bout de cinq ans, j’ai fini par rentrer en France. Et là, Johnny Hallyday m’a tendu la main. Il m’a demandé de venir sur scène avec lui. Il a été d’une gentillesse avec moi !
Et, peu après, vous chantez “Les sunlights des tropiques”, “On va s’aimer”…
Ça prendra un peu de temps encore. Mais ce fut une véritable osmose avec le public. J’adore la scène ! Je ne m’en suis jamais blasé. Parfois, je me dis que, pour un petit gars de Ménilmontant, c’est vraiment sympa de vivre ça.
C’était il y a trente ans. Comment expliquez-vous la persistance de cette musique ?
Dans les années 1980, il y avait des mélodies sur lesquelles les gens pouvaient chanter. Aujourd’hui, il y a des choses très bien, mais sans vraiment de mélodie. Si mes chansons sont actuelles, c’est parce que les gens ont appris à me connaître. Ils voient que je les aime. Maintenant, il y a le film “Stars 80, la suite”. Quand j’étais tout petit, le cinéma de quartier s’appelait Le Florida. J’écoutais le film assis dans la cabine du projectionniste. Pour moi, c’était inconcevable que je joue un jour. Et puis voilà, c’est arrivé